Ce texte, c’est ce qu’il me reste à lui dire
23
J’avais un ami.
Je l’ai connu trop tôt.
Ou peut-être juste à temps.
J’étais jeune, bien trop jeune.
L’âge où l’on croit encore que les gens sont immuables, solides et éternels.
L’âge où l’on pense que ceux qu’on aime vont durer toujours.
Lui, c’était un électron libre.
Un curieux, un matheux, un voyageur.
Un peu fou, non, beaucoup fou.
Plus fou que moi.
Et pourtant, j’étais déjà une tempête à moi toute seule.
Il faisait partie de ces êtres rares, brûlants, qu’on ne rencontre qu’une seule fois dans une vie.
Pas plus.
Et peut-être que cette vie, il ne l’avait pas vraiment choisie.
Mais sa folie, oui.
Et cette folie là me traverse encore.
Ce je-m’en-foutisme tranquille,
cette excentricité douce,
cette furieuse envie de ne rentrer dans aucune case,
de marcher de travers quand tout le monde file droit.
Comme une empreinte qu’il aurait laissée dans ma façon d’être,
un éclat de lui encore vivant
dans mes regards qui en disent long
et dans mes sourires un peu tordus.
Lui, il était entier.
Il était unique.
Il était impossible.
Il était brut.
Il était vrai.
Rien ni personne ne pouvait le plier.
Il brillait, dans cette lumière étrange, suspendue entre la joie et les ténèbres.
En grandissant, il y a eu les nuits.
Les longues nuits sans fin.
À parler, à délirer, à imaginer des futurs fous.
À inventer un monde nouveau,
À détruire l’ancien à coups de théories bancales et de rires qui faisaient mal au ventre.
On avait notre langage, nos éclats,
Notre galaxie rien qu’à nous.
Et puis, encore un peu plus tard
On s’est lancés dans nos premières expéditions.
Les premières colonnes vers la liberté.
Les files d’attente devant les bars,
où les portiers hésitaient parfois à nous laisser entrer,
quand ils voyaient nos visages encore trop innocents,
et nos yeux plus innocents encore.
Mais souvent, on n’en avait rien à faire.
On restait cloîtrés, lui et moi, enfermés dans le chaos de sa chambre
À regarder le plafond
À parler aux murs
À refaire le monde.
Un jour, avec cette audace qui le caractérisait,
il a dit non.
Non à ce que les autres attendaient de lui.
Non à l’ingénierie, non à la médecine.
Il a choisi d’être artiste.
Pas un artiste du dimanche,
mais un vrai,
qui voulait faire de l’art sa vie.
Même s’il créait sans vraiment créer,
même s’il doutait à chaque coup de pinceau.
Et puis, il m’a tendu un gros pinceau et de la peinture.
Moi, je ne connaissais rien à l’art.
Il m’a dit : « Peins. »
Alors j’ai peint.
Sur les murs de sa chambre,
En grand, en large, en travers.
Ses œuvres, il les appelait “abstraites”.
Entre nous, il ne savait juste pas dessiner.
Mais il le savait.
Et c’est ça qui les rendait belles.
Elles étaient vraies, injustifiables, libres.
Comme lui.
Il était bon photographe.
Bon designer.
Bon vivant.
Il avait tout devant lui.
Une autoroute de possibles.
Et pourtant…
Un jour, il m’a dit :
« Je crois que je ne vais pas vivre longtemps. »
Et moi, pleine de lumière, pleine d’optimisme naïf,
J’ai répondu :
« La vie est belle, tu sais. La vie est très belle. »
Mais comment j’ai pas vu ?
Comment j’ai pas compris son mal ?
Son vide.
Son désespoir.
Quelques temps plus tard,
Il est parti.
Décidé.
Silencieux.
J’ai gardé ses messages très longtemps.
Et puis j’ai décidé de les supprimer.
De supprimer son contact.
Mais son numéro, je le connais encore par cœur.
Alors, je l’ai appelé.
Même après.
En espérant, au fond,
Qu’un jour, il décrocherait.
Qu’il me parlerait encore.
Qu’il me donnerait une réponse.
Mais ce qui me hante, ce n’est pas seulement son départ.
C’est ce qu’il a pensé, juste avant.
À qui a-t-il pensé ?
À quoi a-t-il pensé ?
A-t-il pensé à moi ?
En bien, en mal ?
Qu’est-ce que j’en sais ?
A-t-il aperçu une dernière lueur,
Une ultime étincelle dans ce chaos ?
A-t-il douté ?
Était ce de la joie ou de la haine qui l’a emporté ?
J’ai des questions qui resteront éternellement sans réponse.
Des questions sur cet amour flou entre nous.
Cet amour étrange.
Sur ce qui était vrai
Et ce qui ne l’était pas.
Et des fois, je me demande juste :
Pourquoi il ne m’a pas appelé ?
J’ai rêvé longtemps du son de sa voix.
Je le voyais partout.
Avant de lui pardonner.
Avant de me pardonner.
Avant de comprendre que je n’aurais pas pu le sauver.
Que personne n’aurait pu.
Qu’il est parti chercher la paix.
Et que parfois, la paix est ailleurs.
Et puis, même si aujourd’hui je ne crois qu’à moitié en la réincarnation,
j’espère qu’un jour, quelque part, dans une autre vie,
il croisera ce texte.
Qu’il le lira,
qu’il s’y reconnaîtra,
ou que ce personnage merveilleux
lui parlera,
le touchera.
Parce que j’ai envie de lui dire que,
même dans la nuit la plus noire,
même quand l’ombre s’installe au creux de l’âme,
même quand les ténèbres semblent prendre le dessus,
il faut continuer.
Il faut se battre.
Il faut survivre.
Ou vivre.
Mais surtout,
il ne faut jamais oublier :
La nuit a beau être longue…
le soleil finit toujours par se lever.
Partages
Ce texte, c’est ce qu’il me reste à lui dire
copier:
https://bluwr.com/p/249292127