Pensez le Futur.

Fiction

Les Aventures de Lavinia Merini - Deuxième Partie

« Surtout, ne la stimulez pas trop ! » recommandait sans cesse le psychiatre qui suivait Lavinia depuis qu’elle avait deux ans. « Beaucoup de calme, voilà ce qu’il lui faut ! Et de l’exercice physique, des travaux manuels. Sortez-lui la tête de ses bouquins et ça finira par s »arranger ! » affirmait-il, sûr de lui, avant de reconduire, les poussant presque, les parents et la gamine vers la porte du cabinet huppé de Neuilly avec un soupir de soulagement, sans jamais dire au juste ce que c’était que « ça ». Comme tout s’imprimait en Lavinia comme en une pâte molle, elle retenait tout ; comme elle n’avait ni l’intelligence d’utiliser ses dons ni, ce qui est autrement plus grave, l’ambition d’en tirer parti, elle était à l’âge vénérable de douze ans une fillette accomplie sachant écrire, composer des vers, jouer du piano et du violon, monter à cheval, nager, coudre et tricoter et n’avait d’autre désir que d’être une héroïne de conte. Par ailleurs, elle écrivait des vers ronflants dans un style ampoulé, jouait joliment mais avec peu de patience, perdait des mailles et éreintait ses montures. Que le lecteur n’en veuille pas à Lavinia de n’être ni intelligente ni gentille, ni même intéressante. Adolescente, Lavinia était malingre, montée toute de guingois avec des bras immenses et des jambes très courtes. Il y avait encore en elle du singe et du fœtus mais comme on ne l’exposait jamais, au grand jamais, aux enfants de son âge, elle n’en sut rien pendant longtemps ou feignit de n’en rien savoir. Lavinia aimait d’autant plus les tableaux qu’ils lui rappelaient cruellement ce qu’elle voyait de sa laideur. Les belles dames des tableaux lui reprochaient impitoyablement le bombement grotesque de son front, ses yeux globuleux, ses lèvres qui se recourbaient respectivement vers un nez en trompette et un menton bulbeux que traversaient épisodiquement de douloureuses purulences. Le jour où elle vit qu’elle ne ressemblait plus au joli prince du souterrain, elle pleura parce qu’elle se sur irrémédiablement bannie de la cour qu’elle s’était forgée en ses irréels désirs. Il y aurait un bien triste roman à tisser des lamentations muettes de Lavinia mais retrouvons-la où nous l’avons laissée, devant le thé à présent presque tiède dont elle avait bu les deux-tiers. Lavinia n’avait jamais rencontré Henry Charles Selwyn, qui signait « Charles » les lettres électroniques au français impeccable que Lavinia recevait régulièrement depuis deux mois. Le prévôt de Saint Agnes College, sir Cecil Dawnson, ancien chimiste un peu farfelu et passionné de génétique, était décédé ; on avait nommé, pour lui succéder, Helena Macpherson, professeur émérite en littérature française du XVIe siècle. Suite à une concaténation de promotions, Charles Selwyn, chargé d’organiser l’enseignement des Modern Languages, avait recruté Lavinia au pied levé pour lui confier les heures d’enseignement qu’il ne pouvait plus assurer. C’était elle qui l’avait d’abord contacté au sujet d’un article qu’il avait écrit, puis elle avait été fascinée par la réputation de Saint Agnes College, le dernier college de l’Université d’Oxford à n’accueillir que des jeunes gens mais où les femmes enseignaient en vertu d’une tradition recouvrée durant les années 1970 alors que l’un après l’autre, les colleges d’Oxford devenaient mixtes. À Saint Hilda, à Sommerville, à Lady Margaret Hall, on s’inquiétait autant de la déferlante de joues picotées de poils et d’acté qu’on craignait, à Oriel et à Christ Church, l’invasion juponnière. Peu à peu Oxford se féminisa ; les tuxedos que portaient les jeunes gens sous leurs gowns côtoyèrent la chemise blanche au col un peu entrouvert et la jupe un peu trop courte des étudiantes ; au reste, la tenue formelle n’était plus portée que pour les solennités de la matriculation, des examens et des remises de diplômes. Dans la tourmente, Saint Agnes tint bon ; et comme un dernier pied-de-nez à la mixité générale, parce que Saint Agnes était un ancien couvent proche des Carmes et des Dominicains, on y nomma en grande pompe les premières female fellows d’Oxford. Lavinia remâchait cette histoire, tentant de s’imaginer ce que devait être cet ancien cloître, le dernier où ne résonnassent que des voix de garçons et où pourtant les femmes régnaient encore, mères-abbesses de monastère double, supérieures de ne gouverner que des hommes, avec des hommes. En sortant du café, elle lança un regard au miroir puis baissa les yeux pour ne pas trop voir l’affolement de ses mèches brunes sur son front trop gras, les angles un peu trop nets du menton et de la mâchoire sur un cou un peu trop maigre, l’évasement meringué de ses jupes qui faisait sa taille trop fine et ses épaules trop tombantes. La serveuse, la saluant, sourit à la jeune femme à l’accoutrement anachronique, étrangement belle avec ses grands yeux d’un brun strié de jaune ; et comme Lavinia lui rendit son sourire, la serveuse, hésitante puis tout à coup saisie, se retourna vers son collègue et murmura : « Lavinia Merini ! » En traversant High Street, Lavinia n’était plus, d’une extrémité à l’autre de ses mains moites, qu’un tas de nerfs et d’angoisse guidé par des yeux un peu exorbités de crainte de manque l’étroit St. Agnes Passage, entre Oriel Street et King Edward Street, juste en face de Saint Mary. Escortée de ses deux valises, Lavinia n’avait qu’une conscience vague, strictement cérébrale, d’être à Oxford. Un portier précédait Lavinia à travers les volées de marches où le pas s’amuïssait sur un épais tapis. Lavinia n’avait pu qu’entrapercevoir la fontaine représentant Sainte Agnès, entre les quatre parterres de pelouse, le mur de grès du Hall qui se découpaient en ciselures de cire pâle crénelée entre le plomb du ciel et le vert sombre des pelouses. Contre le mur, des rosiers continuaient de pousser leur fleurs dépenaillées et l’une d’elles, la moins abîmée, avait salué Lavinia avec condescendance pendant qu’une tortue hochait obséquieusement la tête. Au bout de l’escalier, le portier ouvrit une pièce, annonça qu’il allait se charger des valises puis disparut. Assise à l’extrême bord d’un profond fauteuil, Lavinia tâchait de garder immobiles, collées à ses genoux, ses mains un peu trop moites. Était-ce le bureau de Charles Selwyn ? La salle était grande et sombre malgré les quatre hautes fenêtres qui se faisaient face, deux à deux, séparées par d’épais rideaux confondus avec la tenture d’un vert bleuâtre. À travers les rideaux alternaient les minces bandes d’un papier peint vert-de-gris strié de brun. Dans la cheminée ornée de cadres, un feu couvait sans bruit entre des blocs de charbon. Une horloge sonna, en chuintant, trois heures ; tout de suite, ce fut le concert des cloches et des carillons qui, de chaque tour, s’élançaient vers les nuages en se mêlant aux sifflements du vent entre les fenêtres mal jointes. Miss Merini, pardon de vous avoir fait attendre !

La Tortue Qui M’A Pris de Vitesse

-Alors Speedy, ca roule ?? -Speedy !!! T’es tout content de m avoir trouvé ce surnom. -Ben quoi c’est cool non ? -Mouais, surtout quand tu le dis avec un petit sourire taquin. Tu crois que je pige pas l anglais….. -Wow calme toi frérot , c’est pas méchant tu le sais bien -Je sais bien, mais c est juste votre habitude à vous les humains de toujours vouloir classer, juger, comparer. Si tu m appelles Speedy, c est parce que comme tes semblables tu penses que je suis l animal le plus lent... -Désolé mais c’est pourtant bien le cas non ? -Admettons, mais en considérant que je suis lent par rapport aux autres, est ce que tu t es déjà demandé si j ai besoin d être plus rapide par rapport à mes besoins ,à mon mode de vie ?? Tu crois que je fais la fameuse course avec le lièvre tous les jours ou quoi ?? -T énerves pas mec on décorne c’est tout -Je sais khouya -Khouya ???? -Oui, je parle arabe aussi....laisses moi finir quand meme. Si je ne vais pas plus vite, c est que je n en éprouve pas le besoin. Ma maison est sur mon dos comme vous dites. Je suis partout chez moi. Alors au lieu d être tout le temps pressé d arriver quelque part comme vous l êtes, je prend tout mon temps et profite pleinement du voyage. Home is wherever I am..."Dans le voyage c est pas la destination qui compte, c est le chemin parcouru" je sais plus qui disait ça....Capice ?? -Capice ??? Ok ok mon pote, j ai rien dit....tu sais des fois quand on discute j ai l impression que t as au moins 100 ans !!! -Pareil, à part que moi j ai tjrs l impression que t as 2 ou 3 ans tout au plus -T exagère Spee...ooups -T énerves pas l’ami...allez viens on va se mater le dernier Tortue Ninja, j ai un cousin qui joue dedans....et puis tu peux continuer a m appeler Speedy, ma copine aime bien.…

Unité Fraternité Humanité

Tic tac tic tac boom, encore des charges explosives Morts, blessés, proches dévastés en perspective Panique et cris a chaque déflagration Une fois de plus, ils sont passées a l action Images et vidéos terrifiantes, infos en continu Les réactions s enchainent, des plus saines au plus malvenues Entre amalgame et peur de ses conséquences La tristesse s estompe puis s installe la méfiance Apres le choc et l émotion, les discours victimaires commencent On se lance dans la course au monopole de la souffrance Nous nous indignons certes mais dans une sélective solidarité Et oublions rapidement que la cible est l ensemble de l Humanité L ennemi est commun, parfaitement identifié Nous nous attaquons Les uns aux autres dans une folie certifiée Nous ne sommes ni Istanbul , ni Orlando ni Paris Nous nous devons d être le monde , sans parti pris Les attentats se valent en horreur quelque soit le nombre De blessés legers ou graves, de cadavres sous les décombres Meme la moindre égratignure est déjà de trop C est infiniment cher payé pour avoir pris le mauvais métro Nous espérons la meme chose , que cette barbarie cesse En attendant , notre principale vertu doit être la sagesse Nos médias classent nos morts selon leurs origines, leurs nationalités Je rêve qu' un jour ils diront seulement : des hommes sont morts… nos condoléances a l Humanité

Journal d un confinement : solitude et délires

J7 de confinement avec moi même :on se parle, on discute, on est pas svt d accord, on s énerve, on en rigole, on se stresse, on se rassure, on se trouve con, on se surprend… bref on se redécouvre. J10 de confinement, j ai une copine imaginaire depuis quelques jours. elle fait TOUT ce que je veux quand je le veux. Mon budget "fruits secs" va exploser… j15 de confinement. ma copine imaginaire commence a me casser les … quelqu'un sait c'est combien pour lui changer de sexe ?? j16 de confinement. je n ai toujours pas mangé de pâtes. mon stock me fusillis du regard, je le sens penné. j17 : midi , fini l apéro. on va préparer le p'tit dej. j18:la mère de ma copine imaginaire vient de débarquer a la maison. ce soir je sors sans attestation en espérant me faire arrêter par la police. j21 j ai eu un fils imaginaire pdt quelques minutes mais j ai très vite arrêté: école, fringues, bouffe , loisirs , vacances...ca coûte trop cher mec!!! j22 je me lève en forme, me douche, je me dirige vers le salon et j entends sa mère dire a ma copine: "fouad bouge pas de la maison, il met une capuche et un masque quand il sort et regarde toute la journée les infos. tu peux tout me dire ma fille, il est recherché??" je suis reparti me coucher direct j23 la BM (belle-mere) a des theories très louches a propos du corona et ne croit pas du tout a tout ça. Le diable sur mon épaule gauche me dit de la filmer et de la balancer aux flics... l ange sur mon épaule droite aussi d ailleurs j24: après avoir passé la matinée au phone, BM vient vers moi complétement abattue: _tu penses que cette situation va durer jusqu'au ramadan ? _j ai bien peur que oui. _ah uili !!!! _c est pas grave BM, avec un peu de patience ca va vite passer. l essentiel c qu' on soit ensemble et en bonne santé. _oui mais.....toutes les couturières sont fermées et j ai pas eu le tps de faire une jellaba pour ramadan j25 hier soir je me lève pour aller boire dans la cuisine et j entends du bruit dans la chambre de la BM: de la musique , des rires...ce n' est pas dans ses habitudes de veiller tard mais je me dis qu' elle doit regarder la télé. Ce matin, je vais dans la cuisine pour le p'tit dej et je trouve Omar Sharif, jeune, a table a coté de la BM , en robe de chambre, lui caressant la main. je vacille un bon moment puis a peine j ouvre la bouche pour demander ce qui se passe qu' elle me lance: "ben quoi , y a pas que toi qui a le droit d imaginer des trucs ici." J26 ce matin je me leve super tot, bien avant tout le monde. Je decide de profiter du calme dans la maison pour faire du yoga. Fin de séance, je suis en plein Shavasana , au maximum de la relaxation quand quelqu'un me met des clés dans la main et m enfonce un oignon dans les narines. J ouvre a peine les yeux et je vois une main arriver vers mon visage: slaaaaap... La BM essayait de me réanimer a l ancienne parce qu' elle pensait que je m étais évanoui. J27 un pote psy qui suit mes aventures m appelle pour prendre des nouvelles de mon état (mental surtout). _Salut frérot _Salut doc _Comment ca va? _ben écoute, c est pas la fiesta mais ca va quand meme hamdoullah. _hamdoullah , dis moi, tes histoires de BM c est juste un blague on est bien d accord. Je me permet de te poser la question directement parce qu' en ce moment y a bcp de gens qui supportent très mal la situation. Je reçois des appels très inquiétant en teleconsultation. _t inquiète doc, j ai bcp d imagination mais je sais encore faire la part des choses _super alors, tu me rassures. Prend soin de toi. _toi aussi doc _une dernière chose fouad _oui doc _tu peux demander a Omar un autographe pour ma mere? C est une grande fan J32 Ma copine s est réveillée avec un sale torticolis ce matin. Je suis en train de lui faire un massage délicat qu elle a l air de vraiment apprécier. Soudain je me sens observé. Je leve discretement les yeux et je remarque la BM qui me regarde du coin de l oeil. Elle regarde ses genous puis commence a les toucher tout en lançant des soupirs de plus en plus fort , pour se faire entendre. Je me mets immédiatement a torturer la nuque de ma copine pour pas qu' elle se mette des idées derriere la tête...

Les Aventures de Lavinia Merini - Première Partie

Devant la gare d’Oxford, sous un crachin où se confondaient les heures, les taxis et les bus à un ou deux étages dansent le ballet compliqué qui charrie annuellement professeurs et étudiants de l’université durant le troisième samedi de septembre. Derrière d’épaisses lunettes noires, sous un chapeau de feutre large noyé d’un débordement de mousseline, des yeux invisibles scrutent l’écran d’un téléphone que tapote un doigt agile. C’est le premier jour de Lavinia Merini à Oxford et elle ne se prive pas de le faire savoir à la foule nombreuse qui la suit et l’acclame bruyamment à coups de pouces levés sur la scène publique d’Internet. On se moque souvent de ces amitiés virtuelles qu’on obtient en effleurant du verre par-dessus un réseau compliqué de puces, de câbles microscopiques, de métaux précieux qui valent aujourd'hui plus que de l’or ; mais pour Lavinia Merini, c’était enfin la consécration, le succès ultime, la reconnaissance tant espérée. Avant Facebook, Twitter et Instagram, Lavinia n’avait probablement jamais parlé à personne sans bredouiller aux bords des larmes. Aucun de ceux qui l’avaient déjà brièvement croisée n’aurait pu imaginer comment, une fois seule, elle pouvait se griffer les joues, se gifler, se rouler par-terre, de rage de n’avoir dit à temps la phrase parfaite ou d’avoir commis quelque impair qui l’eût fait paraître moins qu’idéale. Sur un rebord de trottoir humide, sous une coiffe pareille à un large turban, dépouille d’un chef ottoman défait, un homme à la peau sombre, aux habits couleur de terre et de misère, range un violon dans son étui ; il pleut trop, à présent, pour jouer. Lavinia soutient son regard à travers les verres noirs de ses lunettes et jette une pièce dans le pot noir demeuré à terre. Un taxi s’arrête devant Lavinia ; elle s’y engouffre. Sur son téléphone, Lavinia relisait l’e-mail qu’elle avait reçu deux mois plus tôt, la conviant à un entretien. Enseigner à Oxford n’était pas dans les plans de Lavinia – persuadée qu’elle était d’avoir raté sa vie depuis qu’elle avait seize ans, mais cette lettre lui était pour ainsi dire tombée dessus ; à croire que raconter sa non-vie en statuts lapidaires commentant des photographies incongrues avait du jour au lendemain suffi à lui attirer la faveur des dieux académiques qu’elle avait reniés faute de pouvoir s’assurer leurs grâces. Il y avait eu aussi l’improbable roman fantastique qu’elle avait publié à dix-huit ans – on l’avait surnommée la nouvelle Mary Shelley – et huit mois plus tard, moins pardonnable encore, le pastiche universitaire, la pseudo-thèse de huit cent pages en trois volumes que s’étaient arrachés des éditeurs peu scrupuleux. Descendue du taxi à High Street, Lavinia avisa qu’il lui restait bien deux heures avant l’entretien. Elle avait vu, à travers les vitres ruisselantes, l’entrée imposante de Christ Church, puis après un tournant le tumulte du centre-ville, les portes du marché couvert, la survie miraculeuse des cyclistes entre les croisements compliqués des autobus. Elle entra dans un café, bousculant au passage les chaises et les tables à grands coups de malles. Assise devant un thé qui allait bientôt atteindre la température idéale, elle surveillait le passage des minutes, griffonnant de temps en temps dans un carnet dont la couverture imitait artistement les ornements d’un missel tridentin. Lavinia, bébé, avait l'air simiesque et sérieux des Nativités maniéristes où les peintres ont tenté, pour le meilleur et pour le pire, de représenter l'éternelle Sagesse sur un visage d'enfant. De Lavinia dans ses langes, on ne voyait que d'énormes yeux, d'un marron presque jaune, puis on s'apercevait du front bombé, qu'on aurait dit gonflé, et des doigts d'une longueur et d'une finesse absurdes au bout des mains potelées. Lavinia aimait les contes, les belles histoires un peu cruelles qu'elle se réjouissant de retrouver, d'un recueil à l'autre, légèrement changées. L'une d'elles particulièrement, la fascinait, où un jeune prince, cadet mal-aimé, était conduit par la chute d'une plume à explorer un souterrain débordant de joyaux. Lavinia regardait longuement l'illustration où était une grenade de rubis dans son feuillage d'émeraude, moins longtemps cependant qu'une autre image où les yeux immenses du prince pleuraient entre des cils démesurés. Elle aurait voulu que tout fût beau comme dans les beaux livres. Elle pouvait rester assise, des heures durant, à s'inventer des histoires où, comme dans un livre, elle était « elle » pour elle-même, à la troisième personne. Quand Lavinia avait pleuré, elle grimpait au rebord de la baignoire pour se hisser jusqu'au grand miroir de la salle de bains, et elle voyait que ses yeux étaient tout pareils aux beaux yeux du prince, dans le conte du souterrain plein de joyaux. On parle souvent des enfants prodiges, surtout quand ils s’intéressent aux sciences ; les prodiges des lettres tombent dans l’oubli parce qu’il n’y a aucun mérite à lire très vite ou à parler très bien plusieurs langues. Lavinia, à neuf ans, en parlait dix sans peine et bien qu’elle galérât à ne pas glisser des mots de mandarin en parlant tagalog, c’était deux fois plus que Karl Witte qui au même âge n’en parlait que cinq et, m’a-t-on dit, fort mal. Tout le monde espérait beaucoup de Lavinia : « Un génie ! » affirmait son père qui raffolait d’elle ; « Un génie ! », renchérissaient les précepteurs et les gouvernantes. On lui laissait faire ce qu’elle voulait, c’est-à-dire lire des livres et jouer à en écrire, au prétexte qu’elle en savait plus que beaucoup de grandes personnes et ne se privait pas de le montrer. Lavinia n’était pourtant pas un génie. Elle était en réalité plutôt lente à comprendre, plus lente encore à analyser. Elle n’avait pour elle qu’une aberrante mémoire aggravée d’une sensibilité maladive. Quand Lavinia avait quatre ans, une gouvernante un peu novice lui avait fait remarquer qu’ « après que » était suivi par l’indicatif, Lavinia avait hurlé de rage et jeté au feu le Bescherelle, le Littré et le Dictionnaire des difficultés de la langue française, sous le regard éberlué de la gouvernante qui décampa sans demander son reste. Après la grande querelle de l’indicatif, Lavinia fut conservée comme dans du coton ; et comme les pousses vertes des haricots et les lentilles qu’elle s’amusait à faire croître sur de la ouate blanche humidifiée avec précaution, Lavinia germa vite, poussa brusquement puis commença de dodeliner de la tête dans un mortel ennui.