Les Aventures de Lavinia Merini - Première Partie 1251
Devant la gare d’Oxford, sous un crachin où se confondaient les heures, les taxis et les bus à un ou deux étages dansent le ballet compliqué qui charrie annuellement professeurs et étudiants de l’université durant le troisième samedi de septembre. Derrière d’épaisses lunettes noires, sous un chapeau de feutre large noyé d’un débordement de mousseline, des yeux invisibles scrutent l’écran d’un téléphone que tapote un doigt agile. C’est le premier jour de Lavinia Merini à Oxford et elle ne se prive pas de le faire savoir à la foule nombreuse qui la suit et l’acclame bruyamment à coups de pouces levés sur la scène publique d’Internet. On se moque souvent de ces amitiés virtuelles qu’on obtient en effleurant du verre par-dessus un réseau compliqué de puces, de câbles microscopiques, de métaux précieux qui valent aujourd'hui plus que de l’or ; mais pour Lavinia Merini, c’était enfin la consécration, le succès ultime, la reconnaissance tant espérée. Avant Facebook, Twitter et Instagram, Lavinia n’avait probablement jamais parlé à personne sans bredouiller aux bords des larmes. Aucun de ceux qui l’avaient déjà brièvement croisée n’aurait pu imaginer comment, une fois seule, elle pouvait se griffer les joues, se gifler, se rouler par-terre, de rage de n’avoir dit à temps la phrase parfaite ou d’avoir commis quelque impair qui l’eût fait paraître moins qu’idéale. Sur un rebord de trottoir humide, sous une coiffe pareille à un large turban, dépouille d’un chef ottoman défait, un homme à la peau sombre, aux habits couleur de terre et de misère, range un violon dans son étui ; il pleut trop, à présent, pour jouer. Lavinia soutient son regard à travers les verres noirs de ses lunettes et jette une pièce dans le pot noir demeuré à terre. Un taxi s’arrête devant Lavinia ; elle s’y engouffre.
Sur son téléphone, Lavinia relisait l’e-mail qu’elle avait reçu deux mois plus tôt, la conviant à un entretien. Enseigner à Oxford n’était pas dans les plans de Lavinia – persuadée qu’elle était d’avoir raté sa vie depuis qu’elle avait seize ans, mais cette lettre lui était pour ainsi dire tombée dessus ; à croire que raconter sa non-vie en statuts lapidaires commentant des photographies incongrues avait du jour au lendemain suffi à lui attirer la faveur des dieux académiques qu’elle avait reniés faute de pouvoir s’assurer leurs grâces. Il y avait eu aussi l’improbable roman fantastique qu’elle avait publié à dix-huit ans – on l’avait surnommée la nouvelle Mary Shelley – et huit mois plus tard, moins pardonnable encore, le pastiche universitaire, la pseudo-thèse de huit cent pages en trois volumes que s’étaient arrachés des éditeurs peu scrupuleux.
Descendue du taxi à High Street, Lavinia avisa qu’il lui restait bien deux heures avant l’entretien. Elle avait vu, à travers les vitres ruisselantes, l’entrée imposante de Christ Church, puis après un tournant le tumulte du centre-ville, les portes du marché couvert, la survie miraculeuse des cyclistes entre les croisements compliqués des autobus. Elle entra dans un café, bousculant au passage les chaises et les tables à grands coups de malles. Assise devant un thé qui allait bientôt atteindre la température idéale, elle surveillait le passage des minutes, griffonnant de temps en temps dans un carnet dont la couverture imitait artistement les ornements d’un missel tridentin.
Lavinia, bébé, avait l'air simiesque et sérieux des Nativités maniéristes où les peintres ont tenté, pour le meilleur et pour le pire, de représenter l'éternelle Sagesse sur un visage d'enfant. De Lavinia dans ses langes, on ne voyait que d'énormes yeux, d'un marron presque jaune, puis on s'apercevait du front bombé, qu'on aurait dit gonflé, et des doigts d'une longueur et d'une finesse absurdes au bout des mains potelées.
Lavinia aimait les contes, les belles histoires un peu cruelles qu'elle se réjouissant de retrouver, d'un recueil à l'autre, légèrement changées. L'une d'elles particulièrement, la fascinait, où un jeune prince, cadet mal-aimé, était conduit par la chute d'une plume à explorer un souterrain débordant de joyaux. Lavinia regardait longuement l'illustration où était une grenade de rubis dans son feuillage d'émeraude, moins longtemps cependant qu'une autre image où les yeux immenses du prince pleuraient entre des cils démesurés. Elle aurait voulu que tout fût beau comme dans les beaux livres. Elle pouvait rester assise, des heures durant, à s'inventer des histoires où, comme dans un livre, elle était « elle » pour elle-même, à la troisième personne. Quand Lavinia avait pleuré, elle grimpait au rebord de la baignoire pour se hisser jusqu'au grand miroir de la salle de bains, et elle voyait que ses yeux étaient tout pareils aux beaux yeux du prince, dans le conte du souterrain plein de joyaux.
On parle souvent des enfants prodiges, surtout quand ils s’intéressent aux sciences ; les prodiges des lettres tombent dans l’oubli parce qu’il n’y a aucun mérite à lire très vite ou à parler très bien plusieurs langues. Lavinia, à neuf ans, en parlait dix sans peine et bien qu’elle galérât à ne pas glisser des mots de mandarin en parlant tagalog, c’était deux fois plus que Karl Witte qui au même âge n’en parlait que cinq et, m’a-t-on dit, fort mal.
Tout le monde espérait beaucoup de Lavinia : « Un génie ! » affirmait son père qui raffolait d’elle ; « Un génie ! », renchérissaient les précepteurs et les gouvernantes. On lui laissait faire ce qu’elle voulait, c’est-à-dire lire des livres et jouer à en écrire, au prétexte qu’elle en savait plus que beaucoup de grandes personnes et ne se privait pas de le montrer. Lavinia n’était pourtant pas un génie. Elle était en réalité plutôt lente à comprendre, plus lente encore à analyser. Elle n’avait pour elle qu’une aberrante mémoire aggravée d’une sensibilité maladive. Quand Lavinia avait quatre ans, une gouvernante un peu novice lui avait fait remarquer qu’ « après que » était suivi par l’indicatif, Lavinia avait hurlé de rage et jeté au feu le Bescherelle, le Littré et le Dictionnaire des difficultés de la langue française, sous le regard éberlué de la gouvernante qui décampa sans demander son reste. Après la grande querelle de l’indicatif, Lavinia fut conservée comme dans du coton ; et comme les pousses vertes des haricots et les lentilles qu’elle s’amusait à faire croître sur de la ouate blanche humidifiée avec précaution, Lavinia germa vite, poussa brusquement puis commença de dodeliner de la tête dans un mortel ennui.