Au commencement c'était le sang 1424
Rachid entre dans la cuisine qui devient subitement trop étroite comme si les murs s’étaient rapprochés autour des deux frères. Lamine est occupé à préparer son petit-déjeuner. Les relents de haine empestent subitement l’air qu’ils respirent. Rachid fixe Lamine de ses yeux acérés. Ils échangent des propos oiseux dont le sens leur échappe ; ils sont sourds l’un à l’autre. Rachid voit Lamine comme une forme que la vie a déjà quittée. Il se dirige alors comme un aveugle guidé par instinct vers le service des couteaux suspendu au mur. Il se saisit d’une pièce pour des motifs qu’il ignore jusqu’à ce moment-là. Il agit en automate. Il ne sait comment saisir le sens de ce qui le guide comme sentiment, comme intention, comme crime. Son visage, d’un rictus hideux, est réfléchi dans la lame du couteau ; il a la laideur du mal. Il ne se reconnaît plus. Son visage devient subitement rougeaud ; ses mains tremblent. En ce moment, il a le couteau noir dans la main gauche ; il le reconnaît pour s’en être servi il y a quelques jours à l’occasion de la fête du sacrifice. Le couteau lui tombe subitement des mains. Il se penche pour s’en ressaisir. Ses mains semblent sans énergie, sans force, la volonté liquéfiée. Tout cela, Lamine l’observe de biais, les yeux hagards. Il a une vision claire du mal qu’il voit incarné devant lui ; il a le visage de Rachid. Toute idée de résistance est annihilée; il semble avoir compris enfin qu’il est en ce moment l’objet d’une hostilité mortelle qui anime ce frère. Ses yeux, qui n’expriment plus rien, sont fixés sur le couteau qui brille comme un soleil au zénith. Il a la vue offusquée ; et cette odeur pestilentielle qui règne dans l’air empoisonne son corps. Il est dépossédé de lui-même. Il a une conscience nette qu’il court un danger ; et ce danger est imparable. Il reste figé, les yeux hagards comme une bête promue au sacrifice. Il n’est peut-être plus qu’un cadavre qui sent, qui semble voir, mais qui ne peut agir ; un vertige intense le traverse. Victime consentante. Il finit par lever les yeux vers le plafond sale de la cuisine, puis les abaisse sur son frère. Sa gorge est alors traversée par le couteau effilé qu’il voit scintiller pour une dernière fois, maculé de sang. Sa trachée artérielle luit du sang chaud qui dégouline. Il porte la main sur sa gorge comme s’il voulait arrêter le flot du sang qui se déverse par saccades. Il comprend que la vie le quitte. Il se vide de son sang ; un sang luisant qui déborde maintenant et s’écoule sur son buste, arrive à sa taille. Ses yeux se sont portés vers son frère comme s’il lui adressait un ultime reproche sur ce qu’il vient de commettre. Rachid reste prostré devant le spectacle de malheur dont il vient de déclencher l’engrenage de l’horreur. Aucun mot n’est sorti de la bouche de Lamine qui semble vouloir dire quelque chose à son meurtrier. Il est clair qu’il a beaucoup de choses à dire : Un pardon ? Un reproche ? Un adieu, tout simplement ? Il prononce enfin une seule syllabe où il condense toute la misère de la douleur accumulée dans son cœur depuis que les hommes souffrent, et depuis que les hommes sont frères. Rachid ne peut ni voir ni entendre ; il vient d’assassiner son frère. Le spectacle du sang qui coule à flot maintenant par terre l’affole. Il se rend à l’évidence que son frère se meurt devant ses yeux, par ses propres mains. Lamine tombe raide sur ses bras tendus ; la vie vient de le quitter. Irréversiblement. Rachid s’affole ; ses jambes ne le supportent plus, il s’agenouille sur la marre de sang. De ses deux mains, il s’appuie sur la terre ensanglantée et aussi triste qu’une mère qui vient de perdre ses deux enfants. Il aurait aimé faire couler une seule larme pour laver son frère de son sang. Mais aucune n’est sortie de ses yeux à la couleur métallique.
Extrait du roman Les Hommes de la nuit, Guiliz Mustapha