L’ombre du nihilisme dans le discours politique marocain 1067
Suite à mon article précédent paru dans l’ODJ, sur le nihilisme ambiant au Maroc et ses conséquences désastreuses, un ami m’a fait remarquer que je n’avais pas suffisamment illustré comment le langage politique pouvait nourrir et entretenir une ambiance délétère, une ambiance de malaise, voire de mal être. Je viens donc ici m’exercer à combler cette lacune en proposant un exemple concret et risquer une analyse plus approfondie.
Le langage politique nihiliste a une véritable histoire au Maroc. Dans les années 1960 et 1970, une gauche marocaine subversive exploitait un vocabulaire puissant pour dénoncer ce qu’elle appelait : la « corruption », la « dictature » et l'« istibdad » (الاستبداد, « tyrannie »). Ces mots cristallisaient une profonde rupture entre l’État et une partie de la population, instaurant un climat de méfiance et de rejet. L’enrichissement personnel et l’entrepreneuriat étaient alors perçus négativement, associés à l’exploitation des travailleurs. L’enrichissement était systématiquement assimilé au vol et au détournement de fonds publics devant revenir à tous.
Dans les années 1990, ce discours a été remplacé sur le terrain par celui de l’islam politique. Les islamistes ont introduit une morale religieuse « stricte » qu’ils présentent habilement comme salutaire, comme nouveau standard, dénonçant la corruption et les maux sociaux par le terme générique « alfassad » (الفساد). Ce vocable vague, mais lourd de connotations négatives, est utilisé pour condamner sans nuance toute manifestation jugée déviante au sens de la morale islamiste, installant un climat général de suspicion et de peur. Ils n’hésitent pas à convoquer des mythes invérifiables sur les comportements d’ancêtres, auxquels ils accordent toutes les vertus. En réalité, ils cherchent à se positionner comme leur réincarnation.
Nombreux sont les exemples contemporains de langage nihiliste dans le discours politique marocain utilisant des expressions vagues mais à très fort impact politique et social. Le regard décrypté sur le langage politique marocain contemporain montre comment certains termes et expressions contribuent à ancrer un nihilisme destructeur.
Dans le débat public actuel, ce vocabulaire persiste, alimentant le fatalisme. Par exemple, certains responsables politiques insistent sur une hypothétique faiblesse structurelle du pays en utilisant un discours centré sur la « faillite » économique, la « corruption envahissante » et un « système bloqué ». Ces expressions, sans nuance, réduisent le Maroc à un échec chronique, occultant les progrès réels et les avancées plus que palpables. On retrouve ce style dans les critiques répétées concernant les services publics de santé ou l’éducation notamment, perçus comme des «catastrophes » ou des « terrains d’échec systémique », alors que les données montrent une amélioration significative malgré les faiblesses. En fait, il n’y a pas un seul exemple dans le monde où les gens sont à 100% satisfaits d’un quelconque système de santé.
Un exemple est le discours populiste islamiste des années 2010-2020, qui s’est souvent présenté comme le « sauveur » moral face à la « corruption » généralisée, utilisant la peur et la stigmatisation pour mobiliser. C'est ou "nous" ou la débâcle. Ce discours, bien qu’émotionnellement fort, a fini par exacerber la crise politique en alimentant la défiance généralisée, envers toutes les institutions politiques. Le terme « alfassad » (الفساد) était omniprésent dans ce lexique, utilisé pour qualifier tout opposant ou acteur social dans des termes négatifs non spécifiques, renforçant un sentiment d’impuissance collective. En filigrane, il allait jusqu'à désigner les institutions pour responsables.
Ce langage n’est pas sans conséquences. Ce type d’usage du langage politique produit un cercle vicieux. En stigmatisant sans proposer de solutions concrètes, en calant les oppositions dans des catégories morales polarisantes, il mine la confiance des citoyens dans leurs institutions. La jeunesse se désengage désemparée, tandis que l’entrepreneuriat et l’investissement pâtissent d’un climat méfiant.
Est alors arrivée la Constitution de 2011 comme point de rupture avec une époque révolue. On pouvait penser et surtout espérer que le langage allait évoluer et qu’enfin on allait aussi changer de lexique. Le parti arrivé en tête des élections en 2011 a eu dix ans de gouvernement mais n’a pu se détacher de ses réflexes anciens. Le chef de gouvernement lui-même n’est pas parvenu à se dégager d’un certain langage d’opposant.
L’approche radicale consistant à réduire le Maroc à un État « en faillite », à un système « corrompu jusqu’à la moelle » ou à une société « désabusée » détourne l’attention des marges de progrès et d’innovations réelles. Cela favorise la résignation et la paralysie collectives, caractéristique majeure d’un nihilisme politique qui avance masqué, derrière un vocabulaire anxiogène. Un tel langage séduit et cristallise facilement les esprits.
La sortie de la génération Z est là pour responsabiliser les hommes politiques marocains. Plutôt que d’exploiter la grogne et jouer aux héros, comme tentent de le faire certains, il convient de se comporter en hommes et femmes responsables.
L’urgence est d’aller vers un autre langage politique véritablement responsable et constructif. Seule une évolution vers un discours lucide mais positif peut espérer inverser cette tendance lourde.
Pour dépasser ce nihilisme, il est crucial que les élites politiques abandonnent le vocabulaire de la stigmatisation et adoptent un discours plus équilibré. Ils se doivent de reconnaître les difficultés sans annihiler l’espoir, valoriser les avancées et proposer des solutions concrètes aux insuffisances, voilà le chemin pour rétablir la confiance.
Le Maroc a besoin d’un langage politique responsable, constructif et mobilisateur, capable de réconcilier la population avec l’État et de stimuler l’engagement citoyen dans le cadre constitutionnel et dans le respect des institutions. C’est cela aussi l’État de droit où chacun s’acquitte de ses responsabilités, les citoyens en tête, car finalement les institutions et les partis politiques sont aussi constitués de citoyens.